Aller au contenu principal

Une journée à l'arboretum de Roure

Publié le 27/06/2024

9 heures : réveil en douceur sur la suite pour violoncelle en sol majeur de Jean-Sébastien Bach (Jean-Sèb' pour les intimes...pour les autres, sachez qu'une suite est une série de courts morceaux conçus pour accompagner des danses). Pour un réveil vraiment tranquille, je mets la bourrée ; pour plus de dynamisme, la courante ! Avis aux amateurs de musique baroque !

9 heures 15 : branle-bas de combat à "la chèvrerie", la maison que je partage avec Mamisoa et Marceau (2 autres volontaires du service civique). Sise à flanc de montagne, au coeur du village de Roure, dans les Alpes du Sud, la chèvrerie est une petite maison de caractère, autrefois gîte communal, et aujourd'hui, logement de service pour les volontaires en mission au parc. Il faut s'imaginer trois chambres posées les unes sur les autres et reliées entre elles par un modeste escalier en colimaçon où l'on ne passe pas à deux... Mais quelle vue sur la vallée ! Depuis la "chambre" basse, en réalité la cuisine, on peut profiter d'un petit-déjeuner aux oeufs frais du village, assis au bord de la fenêtre, devant ce même paysage, sublime, qui donna l'envie à Michèle Ramin, en 1988, de créer un parc pour faire connaître au monde la singulière beauté de son village.

9 heures 30 : départ à pied pour le parc, situé à 250 mètres de dénivelé positif. Le corps se dérouille, et l'esprit, encore embrumé, ne pense à rien. "Le temps est bon, le ciel est bleu, j'ai deux amis qui sont aussi mes amoureux..."

10 heures : les miaulements réprobateurs de Coco, petit ventre sur pattes,  nous indiquent que nous sommes arrivés au parc, et nous renseignent, selon leur intensité, sur notre ponctualité ou sur notre retard. Ces derniers temps, elle "se lâche" : vol de fromage et dégustation du précieux butin sur la table-même où nous accueillons le public, refus de se faire caresser si elle n'a pas été nourrie, miaulements de plus en plus insistants pour avoir toujours plus de nourriture... Il faut dire que nous l'avons couverte d'attentions ces dernières semaines car elle était allaitante, mais notre petite princesse ne semble pas vouloir renoncer de sitôt à ses privilèges. Comme la plupart des chats, elle se vit en aristocrate, et quand elle s'allonge à l'ombre du grand tilleul, fixant son regard au loin ou fermant ses yeux à demi, il me semble qu'elle doit songer à ces temps reculées où elle était reine sur la terre, et même divinité, puisque c'est à son image qu'on façonnait les Dieux dans l'Egypte antique, et dans d'autres civilisations aujourd'hui disparues...

10 heures 30 : souvent, c'est l'heure où commencent les choses un peu sérieuses, celles qui nous occuperont pour le reste de la matinée, et parfois-même, pour le reste de la journée... Hier par exemple, deux randonneurs qui traversait les Alpes du Nord au Sud jusqu'à Menton, ont décidé de faire halte dans notre parc, demandant les services d'un guide pour leur faire découvrir les essences qu'on y avait introduites. En pareil cas, je suis souvent désigné pour faire la visite car, ayant l'amour des arbres dans le sang, je les connais suffisamment pour en faire une présentation à autrui. Larix decidua, pinus sylvestris, quercus pubescens, acer tataricum, etc., j'enivre le visiteur de noms latins pendant une heure ou deux, ce qui me conduit naturellement à l'heure du déjeuner !

13 heures : le déjeuner est servi. Nous cultivons sur place quantité de petits légumes, choux, cébette, tomates, etc. que nous consommons principalement le midi, en salade ou en accompagnement, et dont le goût est souvent bien supérieur aux produits de supermarché. Vivre en milieu rural, c'est aussi retrouver le goût des bons produits et ouvrir son palais à de nouvelles saveurs. La mélisse au bon goût de verveine teinté d'agrumes, l'agastache à l'odeur de réglisse, la tomate ananas au coeur sucré et fondant, le choux rouge qui croque sous la dent...tout est prétexte à salade, tout est promesse de régalade !

13 heures 30 : c'est le temps de la digestion, et souvent aussi, le temps de la rêverie, couché sur un banc ou simplement par terre. Je crois avoir entendu dire qu'il valait mieux se tenir debout après un repas, pour faciliter le transit des aliments dans le corps ; mais pour inviter l'esprit au songe, rien ne vaut la position allongée. Face contre ciel, et fermant mes deux yeux qu'éblouit un soleil de plomb, je pense souvent à mes promenades dans les jardins de la région, que je visite en dilettante, le week-end ou en congé, et je revois les hibiscus en fleur, tout de rouge, de rose ou de jaune vêtus, les frangipaniers rouge qui exhalaient un parfum puissant, charnel et exotique, les arbres-bouteille qui avaient tant bu que leur tronc, aux multiples striures jaunâtres ou vertes, bloquait un sentier à moitié, les caroubiers au feuillage dense et sombre, qui laissaient pendre leurs fruits trop murs, les arbousiers au feuillage clair et vif, qui commençaient tout juste d'exhiber quelques fruits immatures, les houx que j'avais pris pour des chênes, les chênes, aux feuilles dentées comme celles di houx, les cotinus, pourpres comme des euphorbes, les euphorbes, aux feuilles douces et lisses comme celles du cotinus, et tant d'autres arbres dont j'ai perdu le nom aujourd'hui mais qui m'avaient ravi l'oeil, et que je convoque encore dans mes rêves... Tous ces arbres que je rencontre en promenade, je les emporte avec moi, dans ma mémoire ; j'aurai bientôt dans la tête une collection qui dépassera en taille et en beauté les plus grands jardins du monde. Alors je n'aurai plus besoin de voyager, il me suffira de fermer les yeux pour les apercevoir tous, et ils me tiendront compagnie.

14 heures : reprise des hostilités. C'est le moment le plus délicat de la journée, car il fait chaud, même en montagne, mais cette fois-ci, plus question de rêvasser, il y a du pain sur la planche ! Inventaires des arbres, désherbage, paillage, arrosage des jeunes arbres et du potager, nettoyage des plaques botaniques, entretien des sentiers, création de nouveaux sentiers, nettoyage des chalets d'accueil...le tout entrecoupé de visites guidées en compagnie des visiteurs qui le souhaitent. 

16 heures 30 : "Heih-ho ! Heigh-ho ! On rentre du boulot !" Je suis "épuisé mais ravi" comme les bohêmiens d'Aznavour... car la vie à l'arboretum est une vie d'artiste, toujours mouvementée, souvent improvisée, chaque jour différente du jour précédent et riche de nouvelles émotions... Oui, je suis fatigué en rentrant, mais ma fatigue n'est pas de la nature de celle qui m'absorbait naguère quand, laissant défiler les heures, j'occupais mon esprit à ne rien faire, toute la journée, accaparé par des divertissements futiles sur internet... Ma devise est désormais celle de Boccace : "Il vaut mieux faire et s'en repentir que se repentir de n'avoir rien fait"...

19 heures : tradition oblige, c'est l'heure de la méditation bouddhiste. Aujourd'hui, sur le thème de la compassion : "Nous percevons en général la nature des choses de manière erronée. La différence entre ce qui est réellement et ce que nous percevons est source de souffrance. Si nous transformons notre esprit, nous apprenons à voir la réalité telle quelle, sans l'interpréter, dans le moment présent. Nous ne l'appréhendons plus en fonction de nos émotions. C'est une condition fondamentale pour développer la paix de l'esprit."

Nicolas Zoubritzky

Arboretum de Roure (06)